Le droit à l’oubli
Les journalistes sont-ils contraints de tenir compte du droit à l’oubli de personnes ayant été condamnées ?
I. Le droit à l’oubli : un concept juridique d’ordre social
1. Dans notre système juridique, le droit à l’oubli est une création prétorienne : il ne procède que de décisions des cours et tribunaux, aucune disposition législative ne le reconnaît, tacitement ou expressément. Cette notion juridique d’origine jurisprudentielle ne fait pas l’unanimité en Belgique parmi les juges, car le droit à l’oubli entre en conflit avec d’autres droits et libertés, notamment journalistiques (cf. infra, n° 6).
2. Il n’y a qu’à peine vingt ans que le concept juridique de l’oubli est apparu clairement dans la jurisprudence* belge3 et qu’il est globalement accepté par les cours et tribunaux en tant que modalité du droit au respect à la vie privée*. Le droit à l’oubli est en effet considéré – à l’instar du domicile (art. 15 Const.), de l’intimité ou de la correspondance (art. 29 Const.) – comme une facette du droit à la protection de la vie privée tel qu’il est consacré par l’article 22 de la Constitution [en abrégé Const.] et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme [en abrégé CEDH]. Il ne s’agit donc pas d’une figure juridique autonome, susceptible d’être invoquée telle quelle en justice4.
3. Le droit à l’oubli s’applique aux personnes qui ont eu des démêlés avec la justice, qu’elles aient fait l’objet d’une inculpation* (art. 61bis du Code d’instruction criminelle, en abrégé C.I.cr.5) ou d’une condamnation pénale. Il s’adresse essentiellement à ceux qui, après avoir purgé leur peine et donc payé leur dette envers la société, désirent s’y réinsérer. La raison d’être du droit à l’oubli est d’assurer une réintégration optimale des condamnés6. Cela explique pourquoi le droit à l’oubli reconnu par certains juges ne vaut que pour l’avenir, étant donné que tout ce qui a déjà été publié ne peut être effacé.
4. Selon un jugement du tribunal civil de Namur, le droit à l’oubli « permet à l’individu dont la vie n’est pas consacrée à une activité publique d’exiger le secret et la tranquillité sans lesquels le libre développement de sa personnalité serait entravée7 ». Pour ce tribunal, il faut considérer ce droit comme une règle générale, un principe, dont les exceptions sont à interpréter strictement. Deux conditions cumulatives seraient nécessaires pour pouvoir faire exception au droit à l’oubli, à savoir :
– la licéité de la première divulgation des faits qui ont donné lieu à la procédure pénale ;
– l’intérêt contemporain de la nouvelle divulgation.
On verra que, dans une certaine mesure, ces conditions rejoignent les obligations déontologiques.
5. Le droit à l’oubli ne se retrouve pas en tant que tel dans la législation belge. Il existe cependant une série de concepts juridiques qui le concrétisent. Nous citons ci-dessous six notions en matière pénale qui, en plus d’assurer une certaine sécurité juridique, ont pour effet de maintenir une forme de cohésion sociale. Il s’agit de la prescription, de la révision*, de l’effacement*, de la réhabilitation, de la grâce royale* et de l’amnistie*8.
– La prescription est un mode d’extinction de l’action publique* – ou d’une ou des peines prononcées à l’encontre de l’auteur d’une infraction – par le simple écoulement d’un délai prévu par la loi pénale et qui varie en fonction de la nature de l’infraction commise (art. 21 et s. Titre préliminaire du C.I.cr., en abrégé T.prél.C.i.cr.). Ainsi, par le jeu de la prescription de l’action publique, l’inculpé* ou le suspect* ne peut plus être poursuivi sur le plan pénal par le ministère public* : il devient donc « oublié » par celui-ci.
– La révision* fait partie de ce que l’on appelle, en droit de la procédure pénale*, les voies de recours extraordinaire*. Elle permet à la Cour de cassation*, sur requête de l’intéressé, d’annuler une condamnation antérieure vraisemblablement entachée d’une erreur judiciaire et de renvoyer l’affaire pour un nouveau procès devant une juridiction de fond du même ressort9 (Cf. art. 443 et s. C.I.cr.). Ainsi la première condamnation doit-elle être considérée comme « oubliée ».
– L’effacement* en matière pénale concerne les condamnations à des peines de police10. Selon cette modalité de peine, toutes les condamnations à des peines de police sont effacées automatiquement « après un délai de trois ans à compter de la décision judiciaire définitive » (art. 619 C.I.cr. ; adde art. 620 C.I.cr.).
– La réhabilitation en matière pénale (art. 621 à 634 C.I.cr.) est également une modalité de la peine. Elle est prononcée par la chambre des mises en accusation* à la demande d’un condamné, dès que celui-ci a purgé complètement sa peine. La réhabilitation s’applique à toutes les peines qui ne sont pas susceptibles d’être effacées, autrement dit les peines correctionnelles* et les peines criminelles*. Comme l’effacement11, « la réhabilitation fait cesser pour l’avenir, dans la personne du condamné, tous les effets de la condamnation, sans préjudice des droits acquis aux tiers » (art. 634 C.I.cr. ; juncto art. 620 C.I.cr.), pour autant, toutefois, qu’une série de conditions énumérées par la loi soient remplies. Derrière l’effacement et la réhabilitation, l’intention du législateur est limpide : il s’agit de favoriser le reclassement socio-professionnel du condamné.
L’octroi d’un effacement ou d’une réhabilitation peut avoir plusieurs conséquences juridiques :
a)Si un juge est saisi d’une nouvelle infraction commise par le même auteur, il lui est interdit de prendre en considération une condamnation antérieure qui a été effacée ou dont l’auteur a été réhabilité, lorsqu’il s’agit de déterminer le taux de la peine ou de motiver cette dernière ;
b)De même, des condamnations antérieures « effacées » ne peuvent être prises en compte pour établir qu’il y a récidive* ;
c)Toutes les condamnations « effacées » sont immédiatement retirées de l’extrait de casier judiciaire*, appelé parfois certificat de bonnes vie et mœurs.
Il faut toutefois relativiser la portée de la réhabilitation : c’est uniquement la personne du condamné qui bénéficie d’une réhabilitation ; celle-ci n’a pas pour effet d’annuler la condamnation en tant que telle. La réhabilitation ne cherche pas non plus à passer sous silence les faits à l’origine de la condamnation12. On peut en déduire que la loi n’interdit nullement aux médias de rappeler au grand public la condamnation d’une personne réhabilitée, dès lors que ce rappel s’avère d’intérêt général13 (art. 2 Code déontologie journalistique, en abrégé C.Déont.jour.).
– La grâce royale* (art. 110-111 Const.) est une faveur discrétionnaire accordée par le pouvoir exécutif à une personne condamnée : « le Roi a le droit de remettre ou de réduire les peines prononcées par les juges ». La grâce royale affecte la ou les peines prononcées, mais elle n’a aucune incidence sur la condamnation en tant que telle. Il s’agit d’une « mesure qui dispense une ou plusieurs personnes déterminées de l’obligation d’exécuter tout ou partie de la peine à laquelle elles ont été condamnées, de telle sorte qu’elle n’efface pas le caractère répréhensible des faits14 ». La grâce poursuit un objectif « d’individualisation de la réaction sociale15 ».
– L’amnistie*, contrairement à la grâce, a pour effet de faire disparaître rétroactivement, au profit d’un condamné, le caractère délictueux d’un acte pénalement répréhensible et de supprimer les peines prononcées, sans pour autant effacer les faits qui ont entraîné la condamnation. Si ces mêmes faits n’ont pas donné lieu à une condamnation, la loi d’amnistie veille à empêcher ou à éteindre l’exercice de l’action publique16. Il s’agit du procédé de clémence le plus radical que prévoit notre État de droit. Il est la prérogative, en Belgique, du pouvoir législatif, via une loi (art. 36 Const.). L’amnistie n’est pas mentionnée dans la Constitution, mais celle-ci ne l’interdit pas. Le but de cette mesure est de prononcer « un pardon juridique, dans un but d’apaisement collectif et de restauration de la cohésion sociale17 ». Tout comme la réhabilitation ou l’effacement, l’amnistie empêche les condamnations antérieures de servir de base à une déclaration de récidive et d’apparaître sur les extraits de casier judiciaire de l’intéressé. L’amnistie ne peut néanmoins être opposée aux droits des tiers, de même qu’elle ne peut couper court à une action en dommages-intérêts* fondée sur l’infraction amnistiée (art. 1382 C. Civ.).
II. Le droit à l’oubli du point de vue de la déontologie journalistique
6. Tout l’intérêt du droit à l’oubli réside dans la capacité qui est attribuée à chaque ex-inculpé* ou ex-condamné* de s’opposer dans certaines circonstances à ce que les faits réputés infractionnels, les faits du procès ainsi que les condamnations encourues soient rappelés au grand public par l’intermédiaire – entre autres – des médias, quelle que soit l’importance de la couverture médiatique de l’affaire dans laquelle la personne était impliquée au moment de l’enquête, du procès ou de la condamnation. Par conséquent, le droit à l’oubli peut entrer en conflit avec la liberté d’expression* (art. 19 Const.18 ; art. 9 C.Déont.jour.) et avec la liberté de presse* (art. 25 Const.19). En effet, le droit à l’oubli pourrait rendre impossible, d’une part, l’exercice du droit et du devoir d’information journalistique sur les affaires judiciaires (Préambule C.Déont.jour.) et, d’autre part, le devoir de mémoire dont se chargent notamment les médias, en diffusant ou en rediffusant des programmes historiques ou des documentaires évoquant des faits anciens d’intérêt général20.
7. En application du droit à l’oubli, on a vu émerger plusieurs mécanismes juridiques qui visent à effacer complètement ou partiellement, ou du moins à atténuer, le passé criminel d’un coupable, tels que la prescription* ou la réhabilitation* en matière pénale (cf. supra, n° 5). Il n’en va pas de même pour les médias : ni la loi ni la déontologie journalistique* ne leur imposent de respecter le droit à l’oubli.
8. En fait, aucune disposition du Code de déontologie journalistique ne traite du droit à l’oubli. Il ne s’agit donc pas d’un enjeu déontologique manifestement spécifique. Un média est totalement libre de ramener dans l’actualité d’anciennes affaires judiciaires en lien avec des faits nouveaux, à la condition toutefois de se conformer aux règles déontologiques en vigueur.
9. Dans le cas particulier de l’amnistie, la loi d’amnistie contraint en principe les médias à ne pas faire mention des peines prononcées lors de la condamnation initiale. De plus, la loi demande que la condamnation qui a fait l’objet d’une amnistie ne figure pas dans une biographie ou un récapitulatif historique. Dès lors, si une rédaction estime utile au regard de l’intérêt collectif de rappeler au public une condamnation et/ou une peine qui a été amnistiée, il est nécessaire que l’intérêt général que suscite l’information l’emporte nettement sur l’intérêt de la personne qui a bénéficié de l’amnistie, dans la perspective où la déontologie autorise les journalistes à enfreindre la loi21.
10. Ainsi, en vertu du devoir journalistique d’informer de façon complète et honnête sur l’ensemble des questions d’intérêt général (art. 1 et 2 C.Déont.jour.), la décision de rediffuser une information passée se prend en fonction du droit du public à l’information et selon les conditions habituelles qui le justifient, dans chaque cas d’espèce. Parmi ces conditions, d’abord et surtout, l’intérêt public de l’information, le devoir de véracité, l’absence de dénaturation des faits, le temps écoulé depuis les faits litigieux, la gravité des infractions commises et la qualité et la renommée de la personne en cause22.
Même si une personnalité publique voit sa sphère privée se restreindre, cela ne justifie pas que l’on diffuse n’importe quelle informations sur sa vie privée, « en ce compris une condamnation ancienne depuis laquelle la personne a pu s’amender » (Cf. CDJ, plainte 16-06 P. Giet c. RTBF). Les journalistes se doivent d’évaluer l’opportunité de rappeler des faits en fonction de l’intérêt général, c’est-à-dire « de la plus-value que l’information apporte au public en vue de l’éclairer sur les enjeux de société » (Cf. CDJ, plainte 16-06 P. Giet c. RTBF ; CDJ, plainte 16-07 P. Giet c. M. Ka / La Dernière Heure). Si la rediffusion d’une information sert l’intérêt général, la déontologie autorise les journalistes à ne pas tenir compte du droit à l’oubli23.
11. Autrement dit, il est nécessaire que les journalistes mettent en balance, d’une part, les droits individuels des personnes impactées et, d’autre part, le rôle social des médias, qui est d’assurer le droit du public d’être informé à propos des sujets d’intérêt général (art. 24 C.Déont.jour.). Le droit à l’oubli s’évalue donc à l’aune de la liberté d’expression et du droit à l’information. Enfin, les journalistes se doivent de respecter la vie privée et de ne publier des informations personnelles que si leur pertinence et leur rigueur servent l’intérêt général (art. 25 C.Déont.jour.).
12. Les principes déontologiques encadrant le droit à l’oubli sont consacrés par une recommandation du Conseil de l’Europe24, dont le principe n° 1825 dispose que « afin de ne pas porter préjudice à la réintégration dans la société des personnes qui ont purgé une condamnation, le droit à la protection de la vie privée en application de l’article 8 de la [CEDH] devrait inclure le droit à protéger l’identité de ces personnes en liaison avec le délit qu’elles ont antérieurement commis une fois qu’elles ont purgé leur [peine], sauf si ces personnes ont consenti explicitement à la divulgation de leur identité ou si ces personnes et le délit qu’elles ont antérieurement commis sont un sujet d’intérêt public ou sont redevenus un sujet d’intérêt public » Bien qu’elle ne soit pas contraignante pour les États membres, cette recommandation témoigne d’un certain consensus, au niveau européen, pour reconnaître le droit à l’oubli.
13. De la même manière que les médias peuvent faire revenir dans l’actualité des faits infractionnels relatifs au passé judiciaire de quelqu’un, ils sont également libres de répercuter des faits anciens n’ayant jamais été révélés, ou sur lesquels la justice n’a pas pu statuer ou ne se prononcera plus jamais. Dans ces derniers cas, il est exigé des médias qu’ils veillent de manière encore plus minutieuse à faire la balance entre l’intérêt de cette information et les atteintes aux droits de la personne26.
14. Une dernière remarque : les victimes* d’infractions* ne sont en rien concernées par le droit à l’oubli et leur sort ne fait l’objet d’aucune règle déontologique spécifique. À ce sujet, rappelons les dispositions du Chapitre IV du Code de déontologie journalistique, lesquelles réprouvent l’intrusion des journalistes dans la douleur des personnes ainsi que la diffusion d’informations et d’images nuisant à la dignité humaine (art. 26 C.Déont.jour.) et recommandent une attention particulière aux droits des personnes peu médiatisées et des personnes en situation fragile, telles que les victimes d’infractions ou les mineurs (art. 27 C.Déont.jour.). S’agissant de ces derniers, l’obligation générale de prudence* concernant la diffusion d’une information (art. 4 C.Déont.jour.) devra être respectée de façon particulièrement rigoureuse (cf. CDJ, plainte 15-49 X. et Y. c. dhnet.be).
III. Intérêt pratique de la distinction
15. La controverse que suscite la problématique du droit à l’oubli porte sur la question de savoir si les faits infractionnels et les condamnations encourues gardent inéluctablement « une propension naturelle à être publiées ou s’ils bénéficient d’un oubli à la faveur d’un certain délai27 » et d’après d’autres critères.
Il est intéressant de constater que cette polémique divise aussi les ordres juridiques. En effet, deux courants jurisprudentiels s’opposent à ce sujet. D’un côté, plusieurs pays, comme la France ou l’Italie, se positionnent contre le droit à l’oubli, au prétexte que les décisions judiciaires (notamment les condamnations) sont prononcées pour la plupart en audience publique (art. 148-149 Const.) et appartiennent par voie de conséquence au domaine public, de même que les faits faisant l’objet des procès. Une autre pensée dominante, notamment en Allemagne, aux États-Unis et dans notre pays, désire mettre en valeur la notion de droit à l’oubli dans la mesure où le droit pénal* doit assurer la resocialisation du condamné et parce qu’il faut pour cela, autant que possible, mettre à distance le fait criminel28.
16. On l’a dit : malgré qu’il ne s’agisse en droit belge que d’un concept juridique de nature jurisprudentielle, le droit à l’oubli s’exprime concrètement, en matière pénale, par des modalités spécifiques a posteriori de la condamnation ou de la peine : l’effacement, la réhabilitation, la grâce ou une loi d’amnistie (cf. supra, n° 5). Néanmoins, la presse ne peut se voir opposer le droit à l’oubli, étant donné que celui-ci ne s’applique qu’en matière judiciaire29.
Comme le note le Conseil de déontologie journalistique, « le droit à l’oubli n’est pas mentionné comme tel dans le Code de déontologie » (Cf. CDJ, plainte 16-06 P. Giet c. RTBF ; cf. CDJ, plainte 16-07 P. Giet c. M. Ka / La Dernière Heure). La presse peut donc aborder en principe librement le passé judiciaire d’ex-condamnés. Mais les journalistes sont par ailleurs contraints de respecter le droit à la vie privée (art. 25 C.Déont.jour.) des personnes qui font l’objet d’une couverture médiatique, ce qui impose de n’aborder le passé judiciaire de ces personnes que si cela s’avère pertinent au regard de l’intérêt général (art. 24 C.Déont.jour.). Si de telles informations n’avaient pour but que de satisfaire la curiosité du public, cela contredirait le prescrit déontologique en la matière (Préambule C.Déont.jour.).
En d’autres termes, pour les journalistes, la prise en compte du droit à l’oubli s’apprécie à l’aune de la pertinence de l’information diffusée au regard de l’intérêt général. Il s’agit donc de respecter, pour les journalistes comme pour les médias, avant tout des engagements d’ordre déontologique. Pour apprécier si l’information relève de l’intérêt général, il faut s’interroger entre autres sur le caractère de personnalité publique du condamné et sur le temps qui s’est écoulé depuis les faits litigieux.
17. Dans le cas où un journaliste mentionne le nom d’un ex-inculpé* ou d’un ex-condamné*, rappelons les règles déontologiques concernant l’identification des personnes. Le principe général est la non-identification, sauf si l’on se trouve dans un des quatre cas d’exceptions cités limitativement par le CDJ : soit les personnes concernées (ou leur responsable juridique s’il s’agit de mineurs) ont donné leur consentement, soit, à défaut, l’information relève de l’intérêt général, l’identité a déjà été diffusée par une autorité publique ou il s’agit de personnalités publiques*30.
De plus, il faut tenir compte du droit à la protection de la vie privée de la personne dont on cite le nom dans le cadre d’une affaire judiciaire (art. 25 C.Déont.jour.) ainsi que du droit à l’image de cette personne si un média publie sa photographie (Cf. art. 24 C.Déont.jour.).
18. Il arrive que le droit impose aux médias des obligations qui, si elles sont bafouées, risquent d’engager leur responsabilité juridique. Les différentes mesures pénales de clémence n’ont pas pour objectif de camoufler un passé criminel. Mais il est essentiel que le média qui désire revenir le passé d’une personne ayant fait l’objet d’une telle mesure pénale précise systématiquement que l’intéressé en a bénéficié : si, pour des motifs évidents d’intérêt général, il rappelle une condamnation, il doit aussi rappeler que le condamné a éventuellement fait l’objet d’une mesure pénale de clémence, par exemple une réhabilitation. En omettant cette précaution essentielle, le média court le risque d’engager sa responsabilité tant civile (art. 1382 C.Civ.) que sociale (Préambule et art. 4 C.Déont.jour.). En plus, s’il publie de telles informations alors que celles-ci ne sont porteuses d’aucun intérêt sociétal31, ce même média s’expose à des poursuites pénales pour diffamation ou « divulgation méchante » (art. 449 C.Pén.32).
L’invocation du droit à l’oubli obère incontestablement la liberté éditoriale et le droit à l’information. De ce fait, les journalistes se doivent d’observer avec plus de rigueur encore leurs obligations déontologiques d’honnêteté, de sérieux, de prudence et d’exactitude33.
19. Ne perdons cependant pas de vue qu’aucune de ces mesures pénales ne revêt un caractère absolu, même l’amnistie ou la grâce royale. Par conséquent, comme l’affirme le tribunal civil de Bruxelles, « le droit à l’information du public en tant que tel justifie d’office un rappel de la condamnation, pour autant que les nécessités de l’information, de l’actualité ou de l’histoire le requièrent34 ».
20. Pour reprendre les termes du pénaliste M. van de Kerchove, même si l’amnistie* apparaît juridiquement comme « l’instrument de l’oubli par excellence », elle n’établit pas pour autant « une amnésie pure et simple ». C’est ainsi que droit, éthique et déontologie convergent : le pardon juridique suprême conféré par l’amnistie ne peut légitimement abolir la mémoire collective. De la même manière que « l’amnistie ne saurait imposer le silence à la mémoire35 », il est essentiel que les journalistes, au nom de l’intérêt collectif, garantissent le devoir de mémoire, qui en fait partie intégrante.
IV. Illustration concrète
21. La jurisprudence du CDJ relative au droit à l’oubli est relativement succincte. C’est notamment par deux avis de « plainte non fondée » rendus en 2016 que le Conseil de déontologie a pu développer sa vision en la matière. Dans ces avis du 11 mai 2016 (CDJ, plainte 16-06 P. Giet c. RTBF et CDJ, plainte 16-07 P. Giet c. M. Ka / La Dernière Heure), les arguments du plaignant et des deux médias visés – l’un de la presse audiovisuelle et l’autre de la presse écrite – « ont opposé visions théorique et pratique. La seconde l’a emporté parce que l’ancienne information qui revenait à la une s’imposait, à la lecture des circonstances, comme un fait d’actualité36».
22. Cette affaire s’inscrit dans le contexte des attentats terroristes de Paris. Le protagoniste en est Mohammed Abdeslam, le frère du terroriste présumé S. Abdeslam. Le plaignant reproche aux deux médias d’avoir violé le droit à l’oubli de M. Abdeslam, en diffusant, en novembre 2015, des informations relatives au passé judiciaire de celui-ci, alors qu’il avait purgé sa peine. Le plaignant estime en outre qu’en évoquant ces faits anciens, les journalistes ont manqué à leur obligation de respecter les droits personnels de M. Abdeslam (art. 24 C.Déont.jour.) de même que sa vie privée (art. 25 C.Déont.jour.), alors que, selon lui, les informations qu’ils ont communiquées au public ne relevaient pas de l’intérêt général.
23. Dans ses deux avis, le CDJ a produit un argumentaire identique pour appuyer sa décision, à savoir que les plaintes n’étaient pas fondées. Après avoir rappelé la règle générale selon laquelle la rediffusion d’informations passées doit s’évaluer au regard du droit à l’information et des conditions habituelles qui le justifient, le CDJ expose qu’en l’espèce « revenir sur des faits anciens était susceptible d’éclairer sous un autre angle une personnalité qui avait pris part, indirectement, à l’interprétation d’actes terroristes d’actualité ». Le Conseil estime aussi que, du fait de ses nombreuses interventions médiatiques, Mohammed Abdeslam avait accédé au statut de personnalité publique*. Qui plus est, « son lien familial avec des terroristes ou présumés terroristes, [l’] ampleur des actes terroristes et la volonté d’en comprendre les ressorts ont ainsi transformé ce témoin en acteur central du récit sur les attentats de Paris ». En outre, le CDJ relève que, même si les faits anciens rappelés n’avaient pas de lien avec les attentats, ils contredisaient les déclarations qu’avait faites M. Abdeslam aux médias et dans lesquelles il affirmait n’avoir jamais eu de problème avec la justice. La condamnation dont il avait fait l’objet était d’ailleurs toujours d’actualité, « puisque les victimes passées qui ont réagi à la médiatisation de M. Abdeslam n’ont pas été indemnisées ».
24. Il ressort des avis du CDJ que le passé délictueux de Mohammed Abdeslam constituait une information d’intérêt général, en ce sens qu’elle permettait au public de mieux comprendre le cadre familial et le contexte de vie dans lesquels des présumés terroristes belges ont évolué. L’intérêt général que contient cette information est supérieur à l’intérêt individuel de l’ex-condamné. D’ailleurs, l’ingérence dans la vie privée de M. Abdeslam n’a pas été excessive : le droit au respect de la vie privée peut subir des exceptions de la part des médias, en vertu des libertés d’expression et de presse, dès lors que l’intéressé est une personnalité publique*, ce que Mohammed Abdeslam est devenu du fait de son lien de parenté avec un présumé terroriste et de ses déclarations antérieures aux médias. Le CDJ a conclu que « les articles 24 et 25 [C.Déont.jour.] ont été respectés ».
V. La rémanence des contenus journalistiques portant des informations anciennes
25. Conjointement au droit à l’oubli judiciaire se pose la problématique de la rémanence des contenus journalistiques traitant de condamnations anciennes. Ces contenus sont aisément accessibles au public, lorsqu’ils sont en ligne, par le biais d’un seul clic sur un moteur de recherche, les techniques d’accès aux bases de données informatiques étant de plus en plus variées et performantes. Face à cette situation inédite, certains ont suggéré d’introduire des procédures d’effacement de certaines données dans les archives numériques des médias, tout en restant dans le cadre de la liberté éditoriale. C’est une nouvelle modalité d’application du droit à l’oubli.
26. Premier constat préalable à ce sujet : actuellement, dans la jurisprudence, le droit à l’oubli n’a pas la primauté sur le droit à l’information. On valorise davantage l’exploitation des archives, écrites et audiovisuelles, afin de favoriser la libre circulation des archives. Ainsi, si une personne s’estime lésée, le juge saisi aura la lourde tâche de trouver un équilibre entre les intérêts particuliers de la victime et le principe du droit à l’information émanant des libertés d’expression et de presse, un principe fondamental, on n’y insistera jamais assez, « dans toute société démocratique qui entend faciliter [pour le bien commun] l’accès et le partage de la mémoire, de l’histoire et du savoir37 ».
27. Certaines exigences sont cependant imposées aux médias quant au matériel iconographique utilisé. Dans un avis général rendu en 2017 sur l’utilisation d’images d’archives dans les médias audiovisuels, le CDJ a rappelé que « l’origine d’une illustration doit être mentionnée » et que « les images s’apparentant à des archives doivent être datées, dans la mesure du possible ». Il a attiré l’attention des journalistes et des médias sur le fait que « l’utilisation d’images d’archives […] dans un contexte autre que celui d’origine peut leur donner un sens différent38 ».
28. Il n’en reste pas moins que la résurgence de certains contenus est susceptible de nuire aux chances de réinsertion d’une personne dans la société. Cela justifie-t-il l’effacement de données personnelles contenues dans les archives numériques des médias ? Certaines tendances juridiques vont dans ce sens. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’Union européenne, entré en vigueur en mai 2018, dessine un cadre général dont des États membres pourraient s’emparer pour autoriser, dans une certaine mesure, une personne à faire supprimer ou anonymiser des archives numériques qui la concernent. Selon la loi belge du 11 mars 2003, les moteurs de recherche en ligne sont responsables des contenus qu’ils intègrent et doivent répondre lorsqu’une demande « d’effacement » ou de « déréférencement » est portée à leur connaissance. Certains moteurs de recherche ont mis en ligne un formulaire de requête et créé des commissions chargées d’examiner les demandes. Pour sa part, la Cour de justice de l’Union européenne reconnaît39 aux personnes physiques le droit de demander aux moteurs de recherche en ligne « d’effacer » ou de « déréférencer » de leurs archives des données personnelles qui seraient jugées « inadéquates, non pertinentes ou excessives », moyennant la preuve que ces personnes subissent un dommage du fait de la divulgation de ces données40.
29. Il existe toutefois des alternatives potentielles à l’effacement de données dans les archives. Par exemple, des ajouts qui ne modifient en rien le document original mais apportent des précisions ou des corrections. Ainsi, les éditeurs belges de presse quotidienne ont mis en place sur leurs sites en ligne un droit de communication. Selon ce système, toute personne physique ou morale désignée comme inculpé*, prévenu* ou accusé* a « le droit de requérir l’insertion gratuite d’un droit de communication en cas de décision de non-lieu*, d’acquittement*, de rétractation, de révision*, de réhabilitation*, de grâce*, d’amnistie* ou de remise en liberté coulée en force de chose jugée ». Le texte du droit de communication inséré (à certaines conditions) à côté du contenu mis en cause doit préciser la portée exacte de la décision judiciaire définitive. Les éditeurs de médias audiovisuels offrent la même possibilité à des conditions comparables. La personne requérante doit cependant, dans ce cas, faire la preuve qu’elle subit un préjudice réel et sérieux41. Mais la condamnation d’origine ne sera pas effacée et son poids continuera à peser sur la réinsertion éventuelle du condamné.
30. En général, les journalistes et les médias s’opposent à la possibilité d’effacer des contenus dans les archives numériques. Ils estiment que cela reviendrait à exercer une censure a posteriori qui s’apparenterait à une réécriture de l’histoire42. De toute façon, la Cour européenne des droits de l’Homme a considéré, dans un arrêt du 10 mars 201043, que la constitution d’archives représente un aspect essentiel du rôle joué par les sites Internet, dans la mesure où ces sites ont la capacité de conserver et de diffuser de grandes quantités de données. La constitution et la mise en ligne de telles archives constituent, selon la Cour, une modalité de la liberté d’expression telle qu’elle est décrite par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH)44.
La Cour est d’avis que « si la presse a pour fonction première de jouer le rôle de chien de garde dans une société démocratique […], la fonction accessoire qu’elle remplit en constituant des archives à partir d’informations déjà publiées, fût-ce une ancienne affaire judiciaire, et en les mettant à disposition du public, n’est pas dénuée de valeur » (§ 45 de l’arrêt précité). C’est la raison pour laquelle la Cour rappelle que toute mesure étatique qui limiterait l’accès à des informations auxquelles le public est en droit de prétendre, en vertu de l’intérêt général, se doit d’être justifiée par des motifs particulièrement impérieux.
31. Selon la Cour, les États disposent, pour mettre en balance les intérêts concurrents, d’une marge d’appréciation plus large quand il s’agit d’informations archivées et portant sur des événements passés que lorsqu’il s’agit d’événements actuels. En revanche, estime la Cour, le devoir des médias de se conformer aux principes déontologiques d’un journalisme responsable, prudent et exact devient beaucoup plus rigoureux et exigeant lorsqu’il s’agit d’événements passés, vu que la diffusion ne revêt pas toujours un caractère d’urgence (§ 47 de l’arrêt précité).
32. En résumé, les journalistes doivent apprécier au cas par cas et en se conformant aux obligations déontologiques l’opportunité et la forme de la rediffusion de documents d’archives rapportant d’anciennes condamnations ou infractions.